Nathalie Sarraute – Pour un oui ou pour un non

L'autrice

Nathalie Sarraute est une autrice du vingtième siècle, connue notamment parce qu’elle s’érige contre les règles traditionnelles du roman, faisant d’elle une autrice du Nouveau Roman, mouvement littéraire qui remet en question la notion de personnages et d’intrigue. Elle prolongera son approche novatrice de la littérature dans le théâtre également, notamment dans Pour un oui ou pour un non, pièce dans laquelle elle s’intéresse aux non-dits, aux sous-entendus, qui seraient plus forts et plus significatifs que le langage.

L'oeuvre

Cette pièce de théâtre publiée en 1982 met en scène quatre personnages non identifiés (ils n’ont pas de prénom, juste une lettre indiquant leur sexe : H = « homme », F = « femme »), et un numéro pour les hommes : H1, H2, H3. Cette absence d’identification précise permet à Sarraute d’établir des archétypes : H1 représente la bourgeoisie, H2 est plus modeste et sensible.

Toute l’intrigue se développe autour des connotations du « C’est biiien… ça » énoncé par H1, qui a vexé H2. Cela témoigne de la crise du langage que l’on retrouve de manière importante dans le théâtre du XXe siècle : les hommes ne se comprennent plus, il y a des quiproquos, et surtout on distingue les mots de la manière dont ils sont prononcés, on fait très attention au ton, à la voix, aux gestes… C’est ce qui permet à H2 de voir dans « C’est biiien… ça » une certaine condescendance, que le reste de la pièce confirme également !

Cette pièce de théâtre a une dimension tragique assez forte. Une fois la dispute commencée, les deux personnages savent qu’ils ne pourront pas revenir en arrière, qu’ils ont atteint un point de non-retour. H2 révèle ses souffrances. Mais il n’y a pas de force supérieure qui va s’acharner, ce sont eux qui se condamnent à rompre leur amitié : « entre nous il n’y a pas de conciliation possible. Pas de rémission. C’est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n’y a pas le choix. C’est toi ou moi. […] Nous sommes dans deux camps adverses. Deux soldats de deux camps ennemis qui s’affrontent. » H2 est conscient qu’il a enclenché cet engrenage tragique, même si la raison est comique et futile. Le tragique est d’autant plus fort qu’à tout moment, ils peuvent décider de stopper l’altercation et leur amitié peut reprendre. Mais le « C’est biiien… ça » cache en réalité des conflits plus profonds et indépassables.

Enfin, les oeuvres de Nathalie Sarraute explorent les « tropismes », c’est-à-dire « les mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons. » (tels qu’elle les définit). C’est exactement ce qu’elle explore dans Pour un oui ou pour un non : les signes paraverbaux, qui dépassent le langage, et qui traduisent ce que ressent réellement quelqu’un.

Résumé

H1 et H2 sont en plein conflit. Ce sont de vieux amis d’enfance qui se sont un peu éloignés. H1 interroge H2 sur les raisons de son éloignement. Ce dernier finit par lui avouer qu’il a été vexé par le ton de H1 lorsqu’après avoir fait part d’une réussite quelconque, celui-ci ait répondu « C’est biiien… ça », en insistant sur le « i » et en incluant une petite pause entre « biiien » et « ça ». H1 répond avec beaucoup d’ironie à H2.  La tension ne fait qu’augmenter entre les deux hommes, parce qu’H1 trouve cette justification très futile. H2 a interrogé des personnes pour savoir s’il pouvait rompre cette amitié. Suite à ces interrogations, H2 a subi une enquête, et c’est lui qui a été condamné parce qu’il est « celui qui rompt pour un oui ou pour un non ». Suite à cela, H1 se moque de ses démarches qui ont abouti à sa condamnation, en lui reprochant de n’avoir pas employé le terme « condescendant » pour décrire le ton d’H1. 

H2 va faire une nouvelle demande en utilisant ce terme, auprès de voisins : F et H3. A travers cette conversation, on cerne mieux la personnalité de H1 : il est riche, il possède de nombreux domaines, il voyage ; et H2 ne se rend pas chez lui malgré l’insistance de H1. Il y a incommunicabilité entre les personnages : H1 et H2 ne se comprennent plus, H2 pense que H1 lui tend des pièges alors qu’il fait preuve de gentillesse en lui offrant des opportunités de voyager. H1 pense qu’H2 était jaloux, ce qu’H2 nie. 

H2 essaye de se réconcilier avec H1 : « Pardonne-moi. Tu vois j’avais raison. Voilà ce que c’est de se lancer dans ces explications. On parle à tort et à travers, on se met à dire plus qu’on ne pense, mais je t’aime bien tu sais, je le sens très fort dans des moments comme ceux-là. » Les tensions semblent s’apaiser entre les deux hommes. Au moment même où la réconciliation est proche, ils se disputent de nouveau au sujet d’un vers de Verlaine. C’est d’ailleurs H2 qui réalise qu’il n’y a aucune issue positive possible entre eux : « entre nous il n’y a pas de conciliation possible. Pas de rémission. C’est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n’y a pas le choix. C’est toi ou moi. […] Nous sommes dans deux camps adverses. Deux soldats de deux camps ennemis qui s’affrontent. » 

H2 accuse H1 de penser, sans lui dire, qu’il est un « raté ». Ils confrontent leurs modes de vie : H1 est un riche bourgeois, H2 est bien plus modeste. H1 ne comprend pas pourquoi H2 ne souhaite pas avoir un mode de vie plus luxueux. Il y a une véritable barrière entre les deux hommes. H1 avoue avoir de l’appréhension aux côtés d’H2, trop instable pour lui. H2 avoue de son côté se sentir étouffé chez H1, et confesse que cette sensation l’assaille même de retour chez lui. Les deux hommes ont conscience que c’est la fin de leur amitié : « A quoi bon s’acharner ? » demande H1. Alors qu’en apparence, ils ont une « amitié parfaite » comme ils le rappellent : mais ce n’est qu’en apparence ! Ils simulent une discussion fictive avec les éventuels membres du jury de leur éventuelle demande de rompre leur amitié, discussion qui crée un effet de boucle parce que cela peut créer la méfiance chez les autres, leur cause étant jugée futile : « Ils peuvent rompre pour un oui ou pour un non. » Cette discussion s’achève sur une question : « Pour un oui ou pour un non ? » à laquelle H1 répond « Oui » et H2 « Non », ce qui souligne leurs divergences et leur caractère conflictuel.

Thèmes abordés

Le langage : pour Nathalie Sarraute, il faut saisir ce qui dépasse le langage, ces infimes mouvements (gestes, ton…) qui en disent plus long que les mots, parce que le langage ment, dissimule les véritables pensées et les véritables intentions. Par exemple, le ton condescendant de H1 qui dit « C’est biiien… ça » montre son mépris et son sentiment de supériorité typique de la bourgeoisie qu’il incarne. Si on ne s’intéressait pas à ce qui dépasse le langage, à ces tropismes, on aurait pu penser que c’était un compliment.

L’amitié : les deux personnages sont liés par une forte amitié de longue date, presque fraternelle. Cela explique d’ailleurs l’emploi du verbe « rompre » qui appartient plutôt au registre sentimental : cette amitié est si forte et si intense que sa fin ressemblerait plutôt à une rupture amoureuse qu’amicale ! De plus, on réalise au fur et à mesure que l’amitié forte n’en est en réalité pas vraiment une : les deux personnages sont diamétralement opposés, ils sont le portrait inversé de l’autre et ne parviennent pas à s’entendre.

Le conflit : le ton condescendant d’H1 qui dit « C’est biiien… ça » n’est en réalité qu’un des éléments de discorde entre les personnages, toute réconciliation est impossible. H2 hésite à révéler ce qui a causé son éloignement, de peur que les conséquences soient fortes, et il a eu raison ; l’engrenage tragique s’est enclenché dès qu’il a dévoilé ce qui l’avait vexé. S’ensuivent de nombreux conflits : on peut même se demander si les deux hommes ont déjà véritablement été amis, alors que paradoxalement, le conflit qui les sépare semble futile et n’est pas un motif de rupture suffisant aux yeux des autres. Pourtant, ils se disputent à de nombreuses reprises (concernant leurs modes de vie opposés, un vers de Verlaine, le ton condescendant…) et la tentative de réconciliation est très rapidement avortée.

Parcours "théâtre et dispute"

Les conflits sont omniprésents dans le théâtre, ce sont eux qui vont constituer l’intrigue et faire avancer l’action. Dans cette pièce, le conflit est risible, ridicule et comique puisque tout part de trois mots : « C’est biiien… ça ». Pourtant, ce qui compte n’est pas ces mots mais la manière dont ils sont prononcés, c’est ce qui engendre cette dispute et toutes les autres. La dispute repose sur tous les non-dits, les mensonges inhérents au langage (H1 ne félicite pas H2, « C’est biiien… ça » fait penser qu’il l’approuve, mais en réalité les mots mentent, il le méprise, et ces mensonges du langage sont révélés par les tropismes : c’est le ton qu’il emploie qui dévoile ses véritables sentiments). C’est pourquoi la pièce s’intitule Pour un oui ou pour un non : les causes de la dispute sont risibles et comiques, sérieuses et tragiques à la fois. En apparence, le conflit est ridicule et éphémère ; en réalité, c’est bien plus qu’une dispute pour un oui ou pour un non, c’est un conflit qui révèle deux caractères opposés et incompatibles. H1, le bourgeois, se moque d’H2, sensible et bien plus modeste ; il est condescendant et méprisant. 

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